Gaslighting : savoir discerner le vrai du faux
- Caroline St-Onge

- 2 nov.
- 6 min de lecture

Le mot Gaslighting vient du film Gaslight (1944). Dans cette histoire, un mari fait vaciller la lumière d’une lampe à gaz tout en assurant à sa femme que rien n’a changé. Peu à peu, elle doute d’elle-même, de sa mémoire, de ses sens. C’est de là qu’est née cette métaphore : faire vaciller la lumière du discernement intérieur.
Dans la recherche actuelle, le terme n’a pas encore de définition parfaitement stable. Certaines études le rattachent à la violence psychologique ou au harcèlement moral, d’autres à la domination symbolique. Mais toutes convergent sur un point : le gaslighting est un brouillage délibéré de la réalité, utilisé pour amener une personne à douter de ses propres repères.
La sociologue Paige L. Sweet le décrit comme un procédé relationnel qui crée un environnement surréel, où la version du plus fort efface celle de l’autre. La philosophe Kate Abramson y voit une attaque contre la confiance épistémique — cette certitude intime que ce qu’on perçoit est valide. Et le psychologue Ian Dickson montre qu’il s’agit d’une forme d’agression psychologique présente aussi bien dans les relations intimes que professionnelles.
Le gaslighting naît souvent là où un déséquilibre de pouvoir permet à l’un d’imposer sa version du réel, dans un couple, une hiérarchie ou une famille. Ce n’est pas une simple manipulation, mais un mécanisme visant à détacher l’autre de sa propre vérité, à lui faire perdre confiance dans son propre ressenti.
Quand la réalité se retourne
Cette forme du gaslighting agit dans l’instant. Quelque chose vient d’être dit, perçu ou ressenti — et, au moment où on le nomme, l’autre le nie catégoriquement. Ce n’est pas une divergence d’opinion : c’est le présent qui se renverse sous nos yeux.
Les chercheurs parlent ici de déni frontal : un renversement immédiat du réel, soutenu par un ton calme, convaincu, qui impose le doute.
Dans l’intime, on vient d’entendre une phrase blessante. On la relève :
« Tu viens vraiment de dire ça ? »
Et la réponse fuse, tranquille :
« Non, tu inventes. Tu dramatises. »
Le corps se fige, le souffle se suspend. On sent la chaleur monter, la confusion gagner la tête. On se répète intérieurement : j’étais bien là pourtant.
Au travail, on évoque une remarque déplacée:
« Tu m’as dit que je n’étais pas à la hauteur. »
« Je n’ai jamais dit ça, tu comprends toujours tout de travers. »
Et soudain, c’est notre perception qui devient le problème. Dans la seconde même, la réalité se retourne — et le doute s’installe comme une brèche dans la conscience.
Quand le rire efface la blessure
Ici, la blessure est niée sous couvert d’humour. Une moquerie devient une blague, une humiliation devient une plaisanterie, et celui qui s’en offense passe pour “trop sérieux”. C’est une forme subtile de domination : faire passer le mépris pour de la légèreté.
Dans l’intime, on entend :
« Allons, faut savoir rire un peu, tu prends tout trop à cœur. »
Alors on rit, pour ne pas déranger, même si tout se crispe à l’intérieur.
Au travail, on subit une remarque humiliante en public:
« Détends-toi, c’est de l’humour de bureau ! »
Le rire collectif anesthésie la gêne, mais laisse une trace brûlante. Le diaphragme se bloque, les épaules se referment, la honte s’installe. On apprend à se taire pour préserver la paix — mais à quel prix.
Quand la faute change de camp
C’est l’une des formes les plus pernicieuses du gaslighting. Celui qui a initié le conflit efface son geste et retourne la responsabilité sur celui ou celle qui réagit. Sweet et Dickson parlent ici d’un renversement causal : la cause devient effet, et la réaction devient faute.
Dans l’intime, on subit des piques répétées, puis on finit par s’affirmer :
« S’il te plaît, arrête de me parler comme ça. »
« Tu vois ? Tu recommences à chercher le drame. »
Le geste initial disparaît, remplacé par l’accusation d’exagération. Et l’on s’excuse pour avoir simplement réagi.
Au travail, on fixe des limites après plusieurs intrusions:
« Tu es trop rigide, c’est toi qui rends l’ambiance tendue. »
Le cadre devient une faute. La colère de l’autre s’efface du récit, et la nôtre prend toute la place. C’est un renversement de la causalité : celui qui blesse se déclare blessé.
Quand le passé se réécrit
Cette forme agit dans le temps. Ce n’est plus le présent qui se retourne, mais le récit qui change d’une semaine à l’autre. Les versions se succèdent, s’ajustent, se contredisent — jusqu’à ce qu’on ne sache plus ce qui s’est réellement passé. Abramson parle d’une distorsion narrative chronique, un brouillage lent et continu de la mémoire.
Dans l’intime, une scène revient souvent, mais chaque fois autrement :
« C’est moi qui avais calmé la situation, toi tu t’étais emportée. »
On sait que ce n’est pas ce qui s’est produit. Mais à force d’entendre cette version, la mémoire vacille. Ce n’est plus seulement ce qu’on a vécu qui devient flou, c’est la confiance en sa propre mémoire.
Au travail, une consigne change subtilement à chaque réunion. Ce qui était clair le lundi devient un “malentendu” le jeudi, puis une “décision commune” la semaine suivante. Le réel se déplace sans cesse, les preuves se dissolvent. Et dans le corps, on ressent une fatigue étrange — celle de courir après une histoire qui se recompose sans fin.
Quand le ressenti devient le problème
Dans cette forme, ce n’est plus le fait qu’on conteste, mais la manière dont on le vit. On invalide l’émotion, on la pathologise :
« Tu exagères. » « Tu es trop émotive. » « Tu devrais consulter. »
La douleur devient “le problème”, et non la situation qui l’a causée. C’est une manière d’amener l’autre à se couper de lui-même.
Dans l’intime, on cesse de nommer ce qu’on ressent pour éviter d’être jugé “trop sensible”.
Au travail, on se tait pour ne pas être perçu comme fragile. Peu à peu, on se déconnecte de ses signaux intérieurs — un pas de plus vers la dissociation. On ne fait plus confiance à ce qu’on sent, et c’est cette déconnexion qui ouvre la voie à la perte du discernement.
Quand le monde se referme
C’est la dernière strate du mécanisme : le moment où la distorsion devient collective. L’autre invoque “tout le monde” pour valider sa version:
« Tout le monde pense que tu réagis mal. » « L’équipe entière trouve que tu compliques tout. »
Souvent, ces “autres” n’existent pas — mais leur évocation suffit à isoler. C’est ce que les cliniciens appellent l’isolement narratif.
On commence à se sentir seul à voir les choses ainsi, puis à croire qu’on ne voit plus clair. Le monde semble se rétrécir autour d’une seule version : la leur. Et l’on marche sur des œufs, hypervigilant, guettant le ton, les mots, les silences. Ce n’est pas une peur de l’autre, c’est la peur de ne plus savoir ce qui est vrai.
Les traces laissées par le brouillage
Les effets du gaslighting s’impriment d’abord dans le corps : respiration courte, tension diffuse, estomac noué. Puis dans la tête : confusion, ruminations, honte, culpabilité. Mais le plus insidieux, c’est cette hypervigilance qui s’installe. On observe tout, on anticipe, on prévient. On cherche à deviner la prochaine distorsion avant qu’elle arrive. Le système nerveux reste en alerte, prêt à détecter le moindre signe de danger. Et à force de vouloir éviter le chaos, on s’épuise à force d’y survivre.
Alors, au milieu de la confusion, une phrase finit par se frayer un chemin :
Je ne suis pas fou. Je sais ce que j’ai vécu. Elle devient un point d’ancrage — un souffle de vérité dans la tempête.
Retrouver la réalité
On ne sort pas du gaslighting en cherchant à convaincre celui qui le pratique. On en sort en revenant vers soi, lentement, patiemment. Quand la tête ne sait plus, le corps, lui, se souvient. On recommence par le sentir : les pieds sur le sol, l’air qui circule, le battement du cœur. C’est là, dans le présent sensoriel, que le réel reprend forme.
Puis on écrit. On pose les faits, les mots exacts, les dates, les gestes. Pas pour prouver — pour retrouver la continuité. L’écriture rend la mémoire à nouveau habitable.
On cherche ensuite la présence d’un témoin stable : quelqu’un qui écoute sans corriger, sans nier, sans inverser. Être entendu sans déformation, c’est déjà se reconnecter au réel. La régulation ne se fait pas seul : la réalité se restaure à plusieurs, dans la cohérence partagée.
Peu à peu, on remet des cadres simples : un échange à la fois, un temps de pause, une distance juste. Chaque limite rétablit une frontière intérieure. Et quand on revient au souffle, au mouvement, à la sensation, le corps se réaccorde.
Dans l’approche du Somatic Experiencing, on apprend à suivre ces micro-signes de réparation : un soupir, un frisson, une chaleur qui se déplace. Ce sont de petits retours à la vie, des fragments de sécurité retrouvée.
Retrouver la réalité, c’est retrouver le corps.
Là où les mots ont été tordus, le souffle reste vrai.
Et c’est souvent lui qui nous ramène, pas à pas, vers la lumière.
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