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L’autre visage du gaslighting  : pour ne pas sombrer dans la honte

  • Photo du rédacteur: Caroline St-Onge
    Caroline St-Onge
  • 16 nov.
  • 7 min de lecture

Main crispée sur un linge froissé, symbole de tension et de honte contenue — évocation du gaslighting et du contrôle intérieur.

Gaslighting : quand la lumière vacille

La pluie glisse sur les vitres en un murmure constant. La lampe suspendue vacille doucement au-dessus de la table. Le repas est terminé depuis longtemps, mais ni Jasmine ni Gabriel n’ont bougé. Les assiettes refroidissent, les couverts sont immobiles. L’air est chargé d’une tension feutrée, presque imperceptible — comme avant une déflagration qu’on retient.


— Tu n’étais pas chez ta sœur, hier, dit Gabriel.

— Si. Pourquoi tu dis ça ?

— Quand je t’ai appelée, j’entendais du bruit derrière. Des rires, de la musique.

— Oui, on mangeait, il y avait du monde.

— Ça ne sonnait pas comme un repas. Ta voix était… différente.

— Peut-être parce que tu m’as appelée en plein milieu d’une conversation.

— Ou parce que tu n’étais pas avec ta sœur.


Jasmine soutient son regard.


— Et toi ? Tu étais vraiment au bureau ?

— Bien sûr.

— Tu y es souvent jusqu’à minuit, ces temps-ci. Je trouve ça pratique.

— À peu près minuit, oui. Pourquoi ?

— Parce qu’on entendait du monde derrière toi aussi, hier soir. Comme si tu n’étais pas seul.


Il se redresse un peu, hausse un sourcil.


— Tu entends ce que tu veux entendre.

— Ou tu caches ce que tu veux cacher.


Un silence épais s’installe. La lampe bourdonne faiblement, le temps s’étire.


— Tu veux qu’on se disloque pour quoi, au juste ?

— C’est toi qui m’accuses, Gabriel.

— Non. C’est toi qui cherches la faute partout. Tu crois que j’ai rien vu, hier matin ?

— Quoi donc ?

— Ton téléphone. Ce message. « J’espère que tu as bien dormi. »


Elle marque un temps, sans le quitter des yeux.


— C’était ma sœur.

— Ah oui ? Alors pourquoi tu as souri comme ça ?

— Comme quoi ?

— Comme on ne sourit pas à un message de sa sœur.

— Peut-être comme quelqu’un qui a remarqué ton air léger quand tu es rentré, hier soir.


Il la fixe, un peu trop longtemps.


— Tu inventes.

— Ou je remarque.


Un silence. La lampe oscille encore. On n’entend plus que le bruit de la pluie — et le souffle un peu trop maîtrisé de Gabriel.

Quand la lumière se redresse

La vérité, elle, est beaucoup plus simple. Gabriel n’était pas au bureau cette nuit là. Il était avec une autre femme. Il a appelé pour dire qu’il rentrerait tard, la voix posée mais traversée d’une chaleur inhabituelle — un éclat contenu, presque vibrant. Dans ses mots, il y avait la trace de quelque chose qu’il ne contrôlait plus : l’élan de l’interdit, la fougue d’un instant qu’il croyait sans conséquence.


Jasmine l’a senti sans le comprendre. Et quand il est rentré, plus tard, son calme trop lisse avait déjà le goût du mensonge.


Le lendemain, il s’est réveillé avec une tension qu’il ne pouvait apaiser. Une dissonance si forte qu’elle bourdonnait sous la peau. Deux réalités s’affrontaient : celle de ce qu’il avait fait, et celle de l’homme irréprochable qu’il croyait être. Plus il sentait cet écart, plus il devait le combler. Alors il a cherché des raisons, des justifications, des comparaisons. De toute façon, Jasmine aussi gardait ses zones d’ombre, ses silences, ses détours. C’était suffisant pour qu’il se persuade qu’il n’avait rien fait de mal. La tension s’est apaisée un instant — juste assez pour qu’il tienne debout. Mais à l’intérieur, quelque chose grondait encore : un besoin de se convaincre, puis de convaincre l’autre. Et c’est là, dans ce déséquilibre devenu intolérable, que l’attaque a commencé à se former.


Quand Jasmine a posé son regard sur lui, il y a eu un vertige. Pas parce qu’elle l’accusait, mais parce qu’elle voyait. Et dans cette lumière, son image d’homme irréprochable a vacillé. Il ne pouvait pas la laisser voir ce basculement.

Alors il a pris les devants, calmement, avec cette autorité feinte qui rassure ceux qui mentent bien. Mieux valait la déstabiliser que risquer d’être démasqué.


Jasmine, elle, était bien chez sa sœur. Une soirée simple, bruyante, pleine de conversations croisées. Quand le téléphone a sonné, elle a senti une tension dans sa poitrine — cette intuition du corps avant les mots. Elle a répondu brièvement, mal à l’aise sans savoir pourquoi. Et quand il est rentré, plus tard, elle a perçu cette distance imperceptible, ce léger décalage d’énergie entre eux. Quelque chose avait changé, sans qu’elle puisse encore le nommer. Le lendemain, elle a posé des questions, cherché à comprendre.


Et lui, à se protéger. C’est ainsi que la vérité s’est fendue en deux :

celle qu’il fabriquait pour préserver son image, et celle qu’elle ressentait dans chaque fibre de son corps.

Quand la lumière se tord

Ce qui s’est joué entre eux ce matin-là n’était pas une simple dispute. C’était le choc entre deux réalités : celle qu’il devait préserver pour continuer à se voir comme un homme bien, et celle qu’elle pressentait sans pouvoir la nommer.


Gabriel ne mentait pas pour manipuler froidement. Mais son mensonge n’en était pas moins violent. Il voulait échapper à la honte, et dans sa fuite, il a déplacé la faute. Ce geste-là, pourtant banal, bouleverse tout : car au lieu d’assumer sa trahison, il l’a rendue à l’autre, comme un miroir inversé.


La honte, quand elle se glisse dans les failles de la conscience, agit comme une main invisible :elle réécrit le réel pour éviter la chute, et transforme la peur d’être vu en besoin de dominer. Le corps se tend, la voix se fige, les arguments se serrent — non pour comprendre, mais pour garder le dessus.


C’est ainsi que naît la distorsion de la réalité partagée : un espace où celui qui ment finit par croire à ses propres mots, et où celle qui perçoit juste commence à douter d’elle-même. L’un cherche à sauver son image, l’autre à sauver le sens. Et entre les deux, la lumière vacille.

Les mécanismes intérieurs : quand la honte prend le contrôle

Ce brouillage intérieur n’est pas un hasard. Il a ses racines dans les mécanismes mêmes de la honte — cette émotion qui pousse à détourner la lumière pour éviter d’être vue. Le gaslighting n’est pas qu’un jeu de pouvoir. C’est, le plus souvent, une stratégie de survie émotionnelle.


Lorsqu’une personne commet une faute, deux chemins s’ouvrent. Certains parviennent à reconnaître ce qui s’est passé, à ressentir de la culpabilité ou même de la honte, puis à réparer. Mais pour d’autres, l’émotion est trop lourde à porter. Ils se retrouvent devant un conflit insoutenable où admettre la faute reviendrait à fissurer l’image d’eux-mêmes qu’ils croient nécessaire pour exister : celle du parent irréprochable, du partenaire loyal, de l’employé performant, de “la bonne personne”.


C’est là que la réalité commence à se tordre. L’esprit cherche à réduire le conflit entre ce qu’il a fait et ce qu’il veut continuer à croire de lui-même — ce que les psychologues appellent la dissonance interne, et lorsque cette tension devient intolérable, le psychisme choisit souvent la voie la plus sûre pour rétablir coûte que coûte une cohérence interne : modifier la perception du réel plutôt que d’affronter la faute.


La philosophe Kate Abramson parle de ce phénomène comme d’un “effort désespéré pour préserver la cohérence morale du soi”.


La sociologue Paige Sweet, elle, y voit une stratégie de régulation du pouvoir et de la vulnérabilité : une manière de reprendre du contrôle quand on se sent exposé.


Dans les deux cas, ce n’est pas la domination qui prime, mais la peur de s’effondrer. Quand la honte devient insoutenable, la personne ne cherche plus à comprendre : elle cherche à survivre.

De la déconnexion à la distorsion

Robin Stern, autrice du Gaslight Effect, décrit ce moment précis où la peur d’avoir tort ou de perdre le lien prend le pas sur la vérité. Le mensonge devient alors un refuge, un moyen de calmer la dissonance. Non pour manipuler froidement, mais pour continuer à se voir sous un jour supportable. Sous ce besoin de cohérence se cache une émotion plus ancienne : la honte.


Comme le décrit Donald Nathanson, la honte agit comme une émotion d’effondrement. Elle donne envie de fuir, de se cacher ou d’attaquer. Le gaslighting correspond à cette dernière option : attaquer pour ne pas s’effondrer.


Pour Brené Brown, la honte est une émotion de déconnexion. Quand elle surgit, le corps se défend plutôt qu’il ne se relie : la voix se tend, la respiration se bloque, la logique devient une armure. Ce mouvement de coupure n’est pas seulement psychologique — il est aussi neurologique. Lorsque le ressenti devient insupportable, le système nerveux cherche une issue. Et quand la fuite corporelle n’est plus possible, c’est le mental qui prend le relais : il reconstruit une version du réel qui apaise la douleur immédiate.


Ce glissement du corps vers le mental marque le passage de la défense émotionnelle à la distorsion cognitive. C’est ce que Klein et ses collègues ont observé : la distorsion perceptive agit comme une porte de sortie intérieure, une manière de survivre à une incohérence trop menaçante.

Le miroir inversé : projeter pour ne pas sombrer

Jennifer Freyd, avec sa théorie du betrayal blindness (l’aveuglement à la trahison), a montré que la conscience elle-même peut refuser de voir une vérité trop douloureuse, surtout si elle menace le lien ou l’image morale. Et lorsqu’on ne peut plus nier ce qu’on a fait, on le projette.


C’est ce qu’a décrit Glen Gabbard : on expulse hors de soi la part qu’on ne peut tolérer, et on pousse l’autre à la porter à notre place. Ainsi, celui qui accuse révèle souvent ce qu’il tente de dissimuler :


“Tu mens”, dit celui qui ne supporte pas son mensonge.

“Tu m’as trahi”, dit celui qui cache sa trahison.


Le corps est en tension constante — partagé entre le besoin d’être vu et la peur d’être démasqué. Le gaslighting agit alors comme une diversion psychique :

il détourne la honte vers l’extérieur, brouille les repères et maintient un sentiment illusoire de contrôle.


Heinz Kohut l’expliquait déjà : lorsque le soi est fragmenté, reconnaître la faute réveille la terreur de l’effondrement. Alors, on contrôle le récit pour survivre psychiquement. Mais cette diversion a un coût : elle empêche la réparation et enferme le lien dans le brouillard.

Voir sans excuser

Comprendre ces dynamiques, comme le souligne Paul Gilbert, ne revient pas à excuser. C’est reconnaître que derrière le besoin de dominer se cache souvent le désespoir de rester entier. La seule voie de régulation durable est la compassion lucide : voir la peur sans la nourrir, rester dans la clarté sans s’y perdre:


“Je comprends d’où vient ta confusion, mais je ne me laisserai pas confondre.”


C’est cette posture — ferme, claire, enracinée — qui rétablit la réalité partagée :

celle où la vérité redevient un terrain de rencontre, et non de contrôle.


Et parfois, au détour d’une vérité retrouvée, la lumière vacille encore —

mais cette fois, c’est pour éclairer ce qu’on a enfin le courage de voir.

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